Vinciane Despret
À propos de AND YOU WANT TO TRAVEL BLIND
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Si l’art est art de donner forme, et si cela exige des artistes qu’ils et elles prennent soin des formes, l’œuvre de Chloé Wasp est un magnifique pari : elle donne forme a ce qui pour nous n’a pas de forme. Son travail, m’a-t-il semblé relève à cet égard des pratiques magiques : les magiciens, comme les sorciers tribaux, ont en commun de travailler avec le tissu malléable de la perception, leur art consiste à modifier le champ perceptif commun. La magie du projet de Chloé tient à ce qu’elle détourne des techniques touchant à des sensorialités qui nous sont étrangères pour créer d’autres percepts dans le registre de nos sens privilégiés, la vue, mais en conservant dans ce passage, les sensations des sensorialités mises en jeu au départ de ces perceptions. En d’autres termes elle crée des percepts en laissant passer, dans l’opération de transduction, des affects liés à la modalité sensorielle à l’origine ( des sensations-son, dirais-je). Elle-même ne s’y trompe pas qui désigne les prises de vue par sonar comme ayant des dimensions quasi-magiques : on voit l’invisible tandis que les présences deviennent fantomatiques.
Au fait de rendre perceptible la perméabilité des mondes, comme elle désigne un des motifs de son travail , s’ajoute alors la perméabilité des régimes de sensation : on voit des effets de son, et on ne fait pas que les voir, ils nous touchent ces effets ; voire, ils renouent avec le sensationnel, au sens littéral de « faire sensation ».
Au sujet de l’intérêt de ces modifications de nos champs perceptifs que peut produire l’œuvre, d’une part, je trouve intéressant (et elle le souligne) que ces dispositifs techniques n’ont rien d’innocent : ils ont été élaborés dans des cadres militaires ou de pêche intensive. Les détourner pour nous proposer un autre rapport au monde, un rapport d’attention, un rapport de sensualité, un rapport à la contemplation, est un geste important. Et le faire en sachant que ce que nous voyons nous rappelle les échographies n’est non plus pas anodin. C’est un monde qui se crée, ou plutôt une expérience qui, elle aussi, touche à nos affects — et nous fait sentir, à nouveau, notre condition première que ce soit du point de vue de l‘évolution et de notre origine, ou du point de vue de notre ontogenèse. La puissance évocatrice, comme elle prend un soin tout particulier à la susciter, convoque à la fois ce qu’elle nous rappelle ouvrir la possibilité d’un sentiment océanique, et ce qu’elle nomme des émotions immémoriales — ou, j’ajouterais, des émotions antérieures à la mémoire de nos corps, au niveau phylogénétique, et à la mémoire de notre conscience au niveau de notre ontogenèse (je crois que le terme pressentiment qu’elle utilise dans un autre sens pourrait parfaitement désigner cette expérience, cette réactivation d’une émotion pré-sentimentale).
Une dernière chose, qui rejoint, mais avec d’autres termes les enjeux de Chloé : tout ce qui peut être fait qui pourrait nous guérir de cette crise de la sensibilité ou de ce « déficit de sensations », de cette étrange maladie qui a rendu le monde étranger, doit être fait, et ce sont les artistes-là, qui ont les cartes en main. Tout ce qui pourrait raviver la sensation d’être dans le monde et d’avoir le monde en nous, de lui être inextricablement lié, reçoit dans ce projet, de très belles, de magnifiques et magiques conditions.
Tourcoing, 20 juin 2025